diff -r 000000000000 -r 5cbf517f2a5a yeux.xml --- /dev/null Thu Jan 01 00:00:00 1970 +0000 +++ b/yeux.xml Tue Dec 27 13:55:27 2005 -0500 @@ -0,0 +1,307 @@ + + + + + Les yeux + + Fabien + Niñoles + fabien@tzone.org + + + 1994 + + + Les yeux + + Cette nouvelle est celle qui remporta la première place lors + du concours Écritures Ahuntsic édition + 1993-1994. Je l'ai toutefois écrite en secondaire IV ou V, soit + trois ans plus tôt pour un travail de français. Comme quoi les + travaux scolaires peuvent rapporter. + +
+ + + Je t'ai vue un instant, et dans mes yeux, flottante, + l'image de tes yeux est demeurée, + comme une tâche sombre ourlée de feu + flotte et aveugle qui regarde le soleil. + + + Partout où mon regard se fixe + Je vois flamboyer leurs pupilles, + mais ne te trouve pas toi-même : + des yeux, les tiens, et plus rien d'autre. + + + Dans l'angle de ma chambre je les vois : + ils luisent seuls, fantastiques. + Je les sens qui planent dans mon sommeil, + Tout grand ouvert sur moi. + + + Je sais que dans la nuit des feux follets + conduisent à leur perte des voyageurs; + or je me sens par tes yeux entraîné + mais je ne sais où ils m'entraînent. + + + Gustavo-Adolfo + Becquer + + +
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+ + Des yeux, les tiens, et plus rien d'autre. + + Gustavo-Adolfo + Becquer + + + Ses talons marquaient le rythme de ses pas sur les dalles + mouillées du trottoir. Une pluie légère, glacée par le vent + froid de décembre ruisselait sur son vieil imperméable alors que + ses cheveux sombres, un peu trop long au goût des "hommes de + société", défiaient le vent et s'amusaient avec lui. Les + immeubles du quartier, inhabités, délabrés avec leur rénovations + inachevées, fixaient la rue de leurs grandes fenêtres + dépouillées. Le regard lourd de tracas, Drouin se dirigeait + vers le café Shadow pour y prendre un verre + et y trouver peut-être l'inspiration manquante. "Demain, ce sera + ma dernière chance" rumina-t-il. Oui, c'était sa dernière chance + pour envoyer un texte chez son éditeur. Si ce dernier + l'acceptait, il recevrait assez d'argent pour payer sa chambre + et se nourrir durant un autre mois, en attendant la réédition du + mensuel. Mais seulement si ce dernier l'acceptait. Cela + faisait trois mois qu'il n'avait pas réussi à créer quelque + chose de nouveau. Ni poèmes, ni nouvelles, aussi petits + soient-ils. Comme si en dix ans de métier, dix ans de dévotion + à une muse aussi capricieuse que le temps, il avait totalement + épuisé le sol de son imaginaire. + + Un lampadaire clignotait sur les flaques d'eau devant le + café. Dans l'une d'elles, colorée par l'huile d'une vieille + auto, on pouvait voir le reflet inversé du néon rose annonçant + le café Shadow. C'était l'unique enseigne + du café et elle brillait au-dessus de la porte couverte de logos + de cartes de crédit. Souvent, lorsque la nudité de son petit + appartement commençait à l'effrayer, Drouin aimait bien aller y + prendre un verre. L'atmosphère chaude, alourdie par la fumée et + le manque d'aération de l'endroit, rappelait celle de ces vieux + films policiers que Drouin savourait comme un vieux cognac. Le + café Shadow était un café pour amateurs. + Il était possible d'y réduire substantiellement le prix de ses + consommations en y présentant un bon numéro. Parfois même, le + gérant offrait la tournée à l'artiste si le spectacle était + particulièrement réussi. Cela lui était déjà arrivé quelques + fois auparavant. Mais plus maintenant, plus depuis trois mois. + Ce soir, comme presque chaque soir depuis septembre, il irait + réciter un de ses vieux poèmes que tout le monde avait oublié, + excepté peut-être Tommy, le pianiste du café. +
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+ Drouin entra, faisant tinter les clochettes suspendues + derrière la porte. Il écarta l'épais rideau pourpre qui + séparait la salle du vestibule et alla s'asseoir à une table + reculée. Sur la scène, une jeune femme chantait une ballade aux + accents de blues, espérant + peut-être qu'un imprésario l'entende et décide de s'occuper de + sa carrière. Sa voix résonnait encore de l'espoir d'un succès + facile et glorieux, rêverie des débutants. Sa jeunesse la + supportait encore dans ce milieu dur et implacable. + + La salle était plongée dans l'ombre, comme on pouvait s'y + attendre dans un tel endroit. Parfois, une chandelle brûlait + sur une table, entre deux amoureux, ou devant le verre d'une + personne seule qui berçait sa nostalgie sur la voie de la + chanteuse. À une autre table, deux hommes en habits sombres + discutaient avec une femme habillée tout aussi sévèrement, + désignant de temps en temps la scène de leurs regards. La jeune + chanteuse termina sa ballade et, après un court silence, la + salle applaudit poliment. Drouin se leva pour prendre son tour + et remarqua qu'un des hommes ainsi que la femme s'étaient levés. + Tandis que cette dernière se dirigeait vers le bar, l'homme s'en + alla chercher la chanteuse pour l'inviter à leur table. + Peut-être, après tout, aurait-elle sa chance comme lui-même + l'avait eue, dix ans plus tôt? + + Tommy était parti prendre un verre. À son retour, Drouin + annonça qu'il voulait un accompagnement doux et tranquille pour + un poème en alexandrins. Tommy comprit ce qu'il voulait et + reprit une gorgée de son verre. Drouin s'avança sur la scène et + remarqua que la conversation entre la jeune femme et les deux + "hommes d'affaires" semblait s'animer. Subitement, la chanteuse + se leva, renversa un verre de bière sur un de ses voisins de + table et partit précipitamment. "Il y a des propositions qui + restent inacceptables, même pour débuter sa carrière" pensa + Drouin, amusé par l'embarras des deux comparses alors que + l'autre dame leur jetait un regard courroucé et tentait de + rejoindre la jeune femme. Il s'installa devant le micro et + laissa sa vue s'habituer progressivement au projecteur braqué + sur lui. Il fit alors signe à Tommy de commencer. +
+
+ C'est à ce moment qu'il la remarqua. Elle était assise + derrière les deux hommes. Seule. Discrète. Belle... Il n'y + avait que la faible lueur d'une chandelle voisine pour éclairer + son doux visage. Sa blouse blanche reposait sur de fines + épaules et son col se détachait sur un cou gracieux entouré de + longs cheveux sombres. Sa peau était claire, d'une blancheur + d'albâtre, et la bouche aussi fine que le nez. Mais ce qui + l'impressionna le plus, c'était ses yeux. De grands yeux + clairs, flamboyants. Drouin sentit monter en lui l'envie de + plonger dans l'enfer de ces yeux qui le fixaient, de se perdre + dans le puits noir des pupilles qui reflétaient son propre + regard. Et il s'y perdit effectivement. Le piano fit sonner + ses premiers accords mais pour Drouin, il n'y avait que ces yeux + remplis de toutes les étoiles du firmament. Et la musique en + faisait partie, comme une servante dévouée à l'intensité de ce + regard. Elle venait d'un grand vaisseau voguant sur la crête de + la Voie Lacté, entre deux Univers. + + Discrètement, sa muse lui était revenue. Il s'était mis à + réciter des vers nouveaux, des vers tels qu'il n'en avait jamais + écrits ni lus. Mais Drouin n'était plus sur la scène. Il était + quelque part entre le gouffre qui mène au Paradis et le trou + noir qui mènent là où naissent les étoiles, toujours dans les + yeux de la dame. Les vers se succédèrent, tous magnifiques, + versant leurs images, leurs symboles, montant dans un grand + crescendo, pour enfin finir tout doucement comme le souffle + d'une brise. Il y eut un bref silence. Puis quelqu'un se leva + et applaudit. Et la salle lui fit une ovation. Un homme + accosta la dame et l'emmena vers la sortie. Drouin revint + brusquement à la réalité. Michel, le gérant de l'établissement, + venait d'offrir une tournée générale à toute la salle! Mais + Drouin ne s'en occupa point et se précipita vers la porte pour + suivre la dame aux yeux si beaux. + + Dehors, la bruine s'était arrêtée. Une voiture grise passa + devant le café et tourna au coin de la rue. Peut-être était-ce + celle de la dame? Il n'en savait rien et décida de rentrer chez + lui sans détour. Rendu à sa chambre, il s'installa à son + pupitre, face à la fenêtre qui s'ouvrait sur la nuit lumineuse + des villes, prit la plume qui l'avait si longtemps accompagné, + et écrivit les vers qui allaient le rendre célèbre. +
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+ Quelques jours plus tard, Paul Drouin avait enfin un nom, un + vrai. Les critiques parlaient de lui comme d'un génie de l'art + littéraire, un maître de l'art poétique. On allait rééditer + cinq mille exemplaires de son dernier recueil. Il avait aussi + reçu une fort jolie somme en avance grâce à laquelle il avait pu + payer sa chambre pour les trois prochains mois et rembourser ses + quelques dettes. Mais la célébrité n'intéressait plus vraiment + Drouin. À son retour de la maison d'édition, la veille, il + était passé à nouveau par le café Shadow, + souhaitant y reconnaître la dame et ses yeux si tendres. À un + certain moment, il avait bien cru entrevoir son regard dans un + recoin. Mais lorsqu'il s'y était rendu, il n'y avait trouvé + personne. Il était alors rentré chez lui et avait écrit une + dizaine de nouveaux poèmes, de nouvelles strophes qui aideraient + à remplir d'adjectifs pompeux et empesés les pages des + critiques. Mais tout ceci ne préoccupait plus Drouin. + + Ces dernières nuits n'avaient pas été reposantes. Les yeux + le hantaient de plus en plus, dérangeant son sommeil, ses rêves. + Il était sûr de n'avoir pas dormi du tout la nuit précédente. + Les yeux étaient là, flottant au-dessus de lui, braises ardentes + le fixant, le charmant de l'idée obsédante d'un long voyage. + Ils étaient partout, intarissables messagers venus d'ailleurs, + lui demandant de les rejoindre, de les suivre pour de bon vers + un marécage céleste, quelque part près des étoiles. Cela le + troublait, le laissait aussi impuissant qu'un voyageur perdu + face aux feux follets. +
+
+ Les yeux l'avaient suivi toute la journée. Il les voyait + partout, dans les miroirs et les vitrines, dans chaque recoin et + à chaque détour. Il les voyait partout, et toujours ils lui + disaient la même chose, toujours ils l'invitaient à les + suivre. + + Drouin se rendit au petit café. Il s'assit et commanda. + "Du fort s'il te plaît, n'importe quoi mais du très fort" + demanda-t-il, appuyant sur les derniers mots. Déjà, les yeux + l'assaillaient de toutes part. Il but d'un trait le verre qu'on + lui servit et la boisson lui brûla la gorge. "La bouteille!" + cria-t-il, déjà légèrement grisé par la fatigue et l'alcool, + auquel il n'était pas habitué. Les yeux continuaient de le + fixer, curieux de ses manières, invitant dans les leurs. La + liqueur arriva et il cala un deuxième verre. Les yeux le + regardaient d'un coin de la salle, tranquille dans leur rigidité + hypnotique. Un autre verre jeté au fond du gosier et les yeux + le fixaient au travers d'une fenêtre. Hop! et hop! deux autres + verres. Les yeux l'invitaient de derrière un rideau, dissimulés + mais toujours aussi intances. Encore un verre et une longue + rasade. Les yeux le séduisaient par delà un miroir. Il fit cul + sec et vida sa bouteille. Les yeux l'avaient pris totalement à + travers le fond cristallin de son verre. + + Sa volonté, affaiblie par l'alcool, se laissa porter par les + courants de l'espace nu qui étaient au fond des yeux. Il + traversa le feu phosphorescent de l'iris, frontière du trou noir + où il se rendait, là où naissent les étoiles. Des myriades + d'étoiles, autant de petites lumières pâles, clignotantes, + devenant de par leur nombre une seule et grande lumière, si + blanche et si brillante qu'elle éclairait à elle seule toutes + les ténèbres, toutes les noirceurs, tous les mensonges. Une + lumière si pure qu'elle effaçait toutes les ombres pour ne + laisser voir que... la vérité. +
+
+ Drouin reprit ses esprits, soudainement dégrisé par ce qu'il + venait de voir. Il se leva d'un bond et partit d'un pas rapide. + Ce long voyage n'avait duré qu'un temps mais il n'en avait plus + à perdre. Dans la rue, il ne put s'empêcher de courir comme un + fou qui croit que la mort est sur ses talons. Il savait qu'il + n'en avait pas pour longtemps, que les yeux reviendraient le + chercher une ultime fois, sans retour. Il espérait ce moment + presqu'autant qu'il le craignait. Mais l'écriture avait été + toute sa vie et il devait écrire, ne serait-ce qu'une dernière + fois, avant d'aller se reposer à jamais. Drouin savait quoi + écrire. Il connaissait ce marécage céleste, il savait ce + qu'étaient ses yeux de feux, ce feu, et surtout il savait qu'il + ne pourrait pas s'en sortir. + + Rendu à son pupitre, Drouin prit sa plume et se mit à écrire + ardemment. Il ne se risqua pas à regarder les étoiles, il + savait qu'ils prenaient possession de son firmament, de sa + ville, de ses murs, de sa chambre. Il ne restait que lui, son + pupitre, sa plume et son écriture. Alors lentement, + irrémédiablement, les yeux prirent son pupitre; mais les + feuilles continuaient d'être soutenues et Drouin écrivait + toujours. Ils prirent sa plume; mais même sans elle, Drouin + continuait d'écrire. Ils prirent sa feuille et son écriture + mais Drouin continuait d'écrire sans voir ce qu'il écrivait. + Ils voulurent alors prendre son esprit. Drouin lutta, il + voulait, il désirait à tout prix terminer son poème. Les yeux + prirent son passé, ses souvenirs et Drouin écrivait. Ils lui + prirent ce qu'il savait, ce qu'il aimait et Drouin écrivait. + Puis ils prirent son nom et ce qu'il était. Il ne lui restait + plus que son dernier poème et déjà les premiers vers + disparaissaient. Il devait finir ce poème mais les mots + s'envolaient un à un face à la disparition de sa volonté. Il + devait le finir, il devait, il... +
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