Cette nouvelle est celle qui remporta la première place lors du concours Écritures Ahuntsic édition 1993-1994. Je l'ai toutefois écrite en secondaire IV ou V, soit trois ans plus tôt pour un travail de français. Comme quoi les travaux scolaires peuvent rapporter.
Je t'ai vue un instant, et dans mes yeux, flottante,
l'image de tes yeux est demeurée,
comme une tâche sombre ourlée de feu
flotte et aveugle qui regarde le soleil.
Partout où mon regard se fixe
Je vois flamboyer leurs pupilles,
mais ne te trouve pas toi-même :
des yeux, les tiens, et plus rien d'autre.
Dans l'angle de ma chambre je les vois :
ils luisent seuls, fantastiques.
Je les sens qui planent dans mon sommeil,
Tout grand ouvert sur moi.
Je sais que dans la nuit des feux follets
conduisent à leur perte des voyageurs;
or je me sens par tes yeux entraîné
mais je ne sais où ils m'entraînent.
Des yeux, les tiens, et plus rien d'autre.
Gustavo-Adolfo Becquer
Ses talons marquaient le rythme de ses pas sur les dalles mouillées du trottoir. Une pluie légère, glacée par le vent froid de décembre ruisselait sur son vieil imperméable alors que ses cheveux sombres, un peu trop long au goût des "hommes de société", défiaient le vent et s'amusaient avec lui. Les immeubles du quartier, inhabités, délabrés avec leur rénovations inachevées, fixaient la rue de leurs grandes fenêtres dépouillées. Le regard lourd de tracas, Drouin se dirigeait vers le café Shadow pour y prendre un verre et y trouver peut-être l'inspiration manquante. "Demain, ce sera ma dernière chance" rumina-t-il. Oui, c'était sa dernière chance pour envoyer un texte chez son éditeur. Si ce dernier l'acceptait, il recevrait assez d'argent pour payer sa chambre et se nourrir durant un autre mois, en attendant la réédition du mensuel. Mais seulement si ce dernier l'acceptait. Cela faisait trois mois qu'il n'avait pas réussi à créer quelque chose de nouveau. Ni poèmes, ni nouvelles, aussi petits soient-ils. Comme si en dix ans de métier, dix ans de dévotion à une muse aussi capricieuse que le temps, il avait totalement épuisé le sol de son imaginaire.
Un lampadaire clignotait sur les flaques d'eau devant le café. Dans l'une d'elles, colorée par l'huile d'une vieille auto, on pouvait voir le reflet inversé du néon rose annonçant le café Shadow. C'était l'unique enseigne du café et elle brillait au-dessus de la porte couverte de logos de cartes de crédit. Souvent, lorsque la nudité de son petit appartement commençait à l'effrayer, Drouin aimait bien aller y prendre un verre. L'atmosphère chaude, alourdie par la fumée et le manque d'aération de l'endroit, rappelait celle de ces vieux films policiers que Drouin savourait comme un vieux cognac. Le café Shadow était un café pour amateurs. Il était possible d'y réduire substantiellement le prix de ses consommations en y présentant un bon numéro. Parfois même, le gérant offrait la tournée à l'artiste si le spectacle était particulièrement réussi. Cela lui était déjà arrivé quelques fois auparavant. Mais plus maintenant, plus depuis trois mois. Ce soir, comme presque chaque soir depuis septembre, il irait réciter un de ses vieux poèmes que tout le monde avait oublié, excepté peut-être Tommy, le pianiste du café.
Drouin entra, faisant tinter les clochettes suspendues derrière la porte. Il écarta l'épais rideau pourpre qui séparait la salle du vestibule et alla s'asseoir à une table reculée. Sur la scène, une jeune femme chantait une ballade aux accents de blues, espérant peut-être qu'un imprésario l'entende et décide de s'occuper de sa carrière. Sa voix résonnait encore de l'espoir d'un succès facile et glorieux, rêverie des débutants. Sa jeunesse la supportait encore dans ce milieu dur et implacable.
La salle était plongée dans l'ombre, comme on pouvait s'y attendre dans un tel endroit. Parfois, une chandelle brûlait sur une table, entre deux amoureux, ou devant le verre d'une personne seule qui berçait sa nostalgie sur la voie de la chanteuse. À une autre table, deux hommes en habits sombres discutaient avec une femme habillée tout aussi sévèrement, désignant de temps en temps la scène de leurs regards. La jeune chanteuse termina sa ballade et, après un court silence, la salle applaudit poliment. Drouin se leva pour prendre son tour et remarqua qu'un des hommes ainsi que la femme s'étaient levés. Tandis que cette dernière se dirigeait vers le bar, l'homme s'en alla chercher la chanteuse pour l'inviter à leur table. Peut-être, après tout, aurait-elle sa chance comme lui-même l'avait eue, dix ans plus tôt?
Tommy était parti prendre un verre. À son retour, Drouin annonça qu'il voulait un accompagnement doux et tranquille pour un poème en alexandrins. Tommy comprit ce qu'il voulait et reprit une gorgée de son verre. Drouin s'avança sur la scène et remarqua que la conversation entre la jeune femme et les deux "hommes d'affaires" semblait s'animer. Subitement, la chanteuse se leva, renversa un verre de bière sur un de ses voisins de table et partit précipitamment. "Il y a des propositions qui restent inacceptables, même pour débuter sa carrière" pensa Drouin, amusé par l'embarras des deux comparses alors que l'autre dame leur jetait un regard courroucé et tentait de rejoindre la jeune femme. Il s'installa devant le micro et laissa sa vue s'habituer progressivement au projecteur braqué sur lui. Il fit alors signe à Tommy de commencer.
C'est à ce moment qu'il la remarqua. Elle était assise derrière les deux hommes. Seule. Discrète. Belle... Il n'y avait que la faible lueur d'une chandelle voisine pour éclairer son doux visage. Sa blouse blanche reposait sur de fines épaules et son col se détachait sur un cou gracieux entouré de longs cheveux sombres. Sa peau était claire, d'une blancheur d'albâtre, et la bouche aussi fine que le nez. Mais ce qui l'impressionna le plus, c'était ses yeux. De grands yeux clairs, flamboyants. Drouin sentit monter en lui l'envie de plonger dans l'enfer de ces yeux qui le fixaient, de se perdre dans le puits noir des pupilles qui reflétaient son propre regard. Et il s'y perdit effectivement. Le piano fit sonner ses premiers accords mais pour Drouin, il n'y avait que ces yeux remplis de toutes les étoiles du firmament. Et la musique en faisait partie, comme une servante dévouée à l'intensité de ce regard. Elle venait d'un grand vaisseau voguant sur la crête de la Voie Lacté, entre deux Univers.
Discrètement, sa muse lui était revenue. Il s'était mis à réciter des vers nouveaux, des vers tels qu'il n'en avait jamais écrits ni lus. Mais Drouin n'était plus sur la scène. Il était quelque part entre le gouffre qui mène au Paradis et le trou noir qui mènent là où naissent les étoiles, toujours dans les yeux de la dame. Les vers se succédèrent, tous magnifiques, versant leurs images, leurs symboles, montant dans un grand crescendo, pour enfin finir tout doucement comme le souffle d'une brise. Il y eut un bref silence. Puis quelqu'un se leva et applaudit. Et la salle lui fit une ovation. Un homme accosta la dame et l'emmena vers la sortie. Drouin revint brusquement à la réalité. Michel, le gérant de l'établissement, venait d'offrir une tournée générale à toute la salle! Mais Drouin ne s'en occupa point et se précipita vers la porte pour suivre la dame aux yeux si beaux.
Dehors, la bruine s'était arrêtée. Une voiture grise passa devant le café et tourna au coin de la rue. Peut-être était-ce celle de la dame? Il n'en savait rien et décida de rentrer chez lui sans détour. Rendu à sa chambre, il s'installa à son pupitre, face à la fenêtre qui s'ouvrait sur la nuit lumineuse des villes, prit la plume qui l'avait si longtemps accompagné, et écrivit les vers qui allaient le rendre célèbre.
Quelques jours plus tard, Paul Drouin avait enfin un nom, un vrai. Les critiques parlaient de lui comme d'un génie de l'art littéraire, un maître de l'art poétique. On allait rééditer cinq mille exemplaires de son dernier recueil. Il avait aussi reçu une fort jolie somme en avance grâce à laquelle il avait pu payer sa chambre pour les trois prochains mois et rembourser ses quelques dettes. Mais la célébrité n'intéressait plus vraiment Drouin. À son retour de la maison d'édition, la veille, il était passé à nouveau par le café Shadow, souhaitant y reconnaître la dame et ses yeux si tendres. À un certain moment, il avait bien cru entrevoir son regard dans un recoin. Mais lorsqu'il s'y était rendu, il n'y avait trouvé personne. Il était alors rentré chez lui et avait écrit une dizaine de nouveaux poèmes, de nouvelles strophes qui aideraient à remplir d'adjectifs pompeux et empesés les pages des critiques. Mais tout ceci ne préoccupait plus Drouin.
Les nuits suivantes ne furent pas reposantes. Les yeux le hantaient de plus en plus, dérangeant son sommeil, ses rêves. Il était sûr de n'avoir pas dormi du tout la nuit précédente. Les yeux étaient là, flottant au-dessus de lui, braises ardentes le fixant, le charmant de l'idée obsédante d'un long voyage. Ils étaient partout, intarissables messagers venus d'ailleurs, lui demandant de les rejoindre, de les suivre pour de bon vers un marécage céleste, quelque part près des étoiles. Cela le troublait, le laissait aussi impuissant qu'un voyageur perdu face aux feux follets.
Les yeux l'avaient suivi toute la journée. Il les voyait partout, dans les miroirs et les vitrines, dans chaque recoin et à chaque détour. Il les voyait partout, et toujours ils lui disaient la même chose, toujours ils l'invitaient à les suivre.
Drouin se rendit au petit café. Il s'assit et commanda. "Du fort s'il te plaît, n'importe quoi mais du très fort" demanda-t-il, appuyant sur les derniers mots. Déjà, les yeux l'assaillaient de toutes part. Il but d'un trait le verre qu'on lui servit et la boisson lui brûla la gorge. "La bouteille!" cria-t-il, déjà légèrement grisé par la fatigue et l'alcool, auquel il n'était pas habitué. Les yeux continuaient de le fixer, curieux de ses manières, invitant dans les leurs. La liqueur arriva et il cala un deuxième verre. Les yeux le regardaient d'un coin de la salle, tranquille dans leur rigidité hypnotique. Un autre verre jeté au fond du gosier et les yeux le fixaient au travers d'une fenêtre. Hop! et hop! deux autres verres. Les yeux l'invitaient de derrière un rideau, dissimulés mais toujours aussi intenses. Encore un verre et une longue rasade. Les yeux le séduisaient par delà un miroir. Il fit cul sec et vida sa bouteille. Les yeux l'avaient pris totalement à travers le fond cristallin de son verre.
Sa volonté, affaiblie par l'alcool, se laissa porter par les courants de l'espace nu qui étaient au fond des yeux. Il traversa le feu phosphorescent de l'iris, frontière du trou noir où il se rendait, là où naissent les étoiles. Des myriades d'étoiles, autant de petites lumières pâles, clignotantes, devenant de par leur nombre une seule et grande lumière, si blanche et si brillante qu'elle éclairait à elle seule toutes les ténèbres, toutes les noirceurs, tous les mensonges. Une lumière si pure qu'elle effaçait toutes les ombres pour ne laisser voir que... la vérité.
Drouin reprit ses esprits, soudainement dégrisé par ce qu'il venait de voir. Il se leva d'un bond et partit d'un pas rapide. Ce long voyage n'avait duré qu'un temps mais il n'en avait plus à perdre. Dans la rue, il ne put s'empêcher de courir comme un fou qui croit que la mort est sur ses talons. Il savait qu'il n'en avait pas pour longtemps, que les yeux reviendraient le chercher une ultime fois, sans retour. Il espérait ce moment presqu'autant qu'il le craignait. Mais l'écriture avait été toute sa vie et il devait écrire, ne serait-ce qu'une dernière fois, avant d'aller se reposer à jamais. Drouin savait quoi écrire. Il connaissait ce marécage céleste, il savait ce qu'étaient ses yeux de feux, ce feu, et surtout il savait qu'il ne pourrait pas s'en sortir.
Rendu à son pupitre, Drouin prit sa plume et se mit à écrire ardemment. Il ne se risqua pas à regarder les étoiles, il savait qu'ils prenaient possession de son firmament, de sa ville, de ses murs, de sa chambre. Il ne restait que lui, son pupitre, sa plume et son écriture. Alors lentement, irrémédiablement, les yeux prirent son pupitre; mais les feuilles continuaient d'être soutenues et Drouin écrivait toujours. Ils prirent sa plume; mais même sans elle, Drouin continuait d'écrire. Ils prirent sa feuille et son écriture mais Drouin continuait d'écrire sans voir ce qu'il écrivait. Ils voulurent alors prendre son esprit. Drouin lutta, il voulait, il désirait à tout prix terminer son poème. Les yeux prirent son passé, ses souvenirs et Drouin écrivait. Ils lui prirent ce qu'il savait, ce qu'il aimait et Drouin écrivait. Puis ils prirent son nom et ce qu'il était. Il ne lui restait plus que son dernier poème et déjà les premiers vers disparaissaient. Il devait finir ce poème mais les mots s'envolaient un à un face à la disparition de sa volonté. Il devait le finir, il devait, il...