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+ "http://www.tzone.org/~fabien/dtd/story.dtd">
+<story id="yeux" lang="fr">
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+ <title>Les yeux</title>
+ <author>
+ <firstname>Fabien</firstname>
+ <surname>Niñoles</surname>
+ <email>fabien@tzone.org</email>
+ </author>
+ <copyright>
+ <year>1994</year>
+ </copyright>
+ </docinfo>
+ <title>Les yeux</title>
+ <nda>
+ <para>Cette nouvelle est celle qui remporta la première place lors
+ du concours <emphasis>Écritures Ahuntsic</emphasis> édition
+ 1993-1994. Je l'ai toutefois écrite en secondaire IV ou V, soit
+ trois ans plus tôt pour un travail de français. Comme quoi les
+ travaux scolaires peuvent rapporter.</para>
+ </nda>
+ <section>
+ <poem>
+ <strophe>
+ <verse>Je t'ai vue un instant, et dans mes yeux, flottante,</verse>
+ <verse>l'image de tes yeux est demeurée,</verse>
+ <verse>comme une tâche sombre ourlée de feu</verse>
+ <verse>flotte et aveugle qui regarde le soleil.</verse>
+ </strophe>
+ <strophe>
+ <verse>Partout où mon regard se fixe</verse>
+ <verse>Je vois flamboyer leurs pupilles,</verse>
+ <verse>mais ne te trouve pas toi-même :</verse>
+ <verse>des yeux, les tiens, et plus rien d'autre.</verse>
+ </strophe>
+ <strophe>
+ <verse>Dans l'angle de ma chambre je les vois :</verse>
+ <verse>ils luisent seuls, fantastiques.</verse>
+ <verse>Je les sens qui planent dans mon sommeil,</verse>
+ <verse>Tout grand ouvert sur moi.</verse>
+ </strophe>
+ <strophe>
+ <verse>Je sais que dans la nuit des feux follets</verse>
+ <verse>conduisent à leur perte des voyageurs;</verse>
+ <verse>or je me sens par tes yeux entraîné</verse>
+ <verse>mais je ne sais où ils m'entraînent.</verse>
+ </strophe>
+ <author>
+ <firstname>Gustavo-Adolfo</firstname>
+ <surname>Becquer</surname>
+ </author>
+ </poem>
+ </section>
+ <section>
+ <citation>
+ <para>Des yeux, les tiens, et plus rien d'autre.</para>
+ <author>
+ <firstname>Gustavo-Adolfo</firstname>
+ <surname>Becquer</surname>
+ </author>
+ </citation>
+ <para>Ses talons marquaient le rythme de ses pas sur les dalles
+ mouillées du trottoir. Une pluie légère, glacée par le vent
+ froid de décembre ruisselait sur son vieil imperméable alors que
+ ses cheveux sombres, un peu trop long au goût des "hommes de
+ société", défiaient le vent et s'amusaient avec lui. Les
+ immeubles du quartier, inhabités, délabrés avec leur rénovations
+ inachevées, fixaient la rue de leurs grandes fenêtres
+ dépouillées. Le regard lourd de tracas, Drouin se dirigeait
+ vers le café <emphasis>Shadow</emphasis> pour y prendre un verre
+ et y trouver peut-être l'inspiration manquante. "Demain, ce sera
+ ma dernière chance" rumina-t-il. Oui, c'était sa dernière chance
+ pour envoyer un texte chez son éditeur. Si ce dernier
+ l'acceptait, il recevrait assez d'argent pour payer sa chambre
+ et se nourrir durant un autre mois, en attendant la réédition du
+ mensuel. Mais seulement si ce dernier l'acceptait. Cela
+ faisait trois mois qu'il n'avait pas réussi à créer quelque
+ chose de nouveau. Ni poèmes, ni nouvelles, aussi petits
+ soient-ils. Comme si en dix ans de métier, dix ans de dévotion
+ à une muse aussi capricieuse que le temps, il avait totalement
+ épuisé le sol de son imaginaire.</para>
+
+ <para>Un lampadaire clignotait sur les flaques d'eau devant le
+ café. Dans l'une d'elles, colorée par l'huile d'une vieille
+ auto, on pouvait voir le reflet inversé du néon rose annonçant
+ le café <emphasis>Shadow</emphasis>. C'était l'unique enseigne
+ du café et elle brillait au-dessus de la porte couverte de logos
+ de cartes de crédit. Souvent, lorsque la nudité de son petit
+ appartement commençait à l'effrayer, Drouin aimait bien aller y
+ prendre un verre. L'atmosphère chaude, alourdie par la fumée et
+ le manque d'aération de l'endroit, rappelait celle de ces vieux
+ films policiers que Drouin savourait comme un vieux cognac. Le
+ café <emphasis>Shadow</emphasis> était un café pour amateurs.
+ Il était possible d'y réduire substantiellement le prix de ses
+ consommations en y présentant un bon numéro. Parfois même, le
+ gérant offrait la tournée à l'artiste si le spectacle était
+ particulièrement réussi. Cela lui était déjà arrivé quelques
+ fois auparavant. Mais plus maintenant, plus depuis trois mois.
+ Ce soir, comme presque chaque soir depuis septembre, il irait
+ réciter un de ses vieux poèmes que tout le monde avait oublié,
+ excepté peut-être Tommy, le pianiste du café.</para>
+ </section>
+ <section>
+ <para>Drouin entra, faisant tinter les clochettes suspendues
+ derrière la porte. Il écarta l'épais rideau pourpre qui
+ séparait la salle du vestibule et alla s'asseoir à une table
+ reculée. Sur la scène, une jeune femme chantait une ballade aux
+ accents de <foreign lang="en">blues</foreign>, espérant
+ peut-être qu'un imprésario l'entende et décide de s'occuper de
+ sa carrière. Sa voix résonnait encore de l'espoir d'un succès
+ facile et glorieux, rêverie des débutants. Sa jeunesse la
+ supportait encore dans ce milieu dur et implacable.</para>
+
+ <para>La salle était plongée dans l'ombre, comme on pouvait s'y
+ attendre dans un tel endroit. Parfois, une chandelle brûlait
+ sur une table, entre deux amoureux, ou devant le verre d'une
+ personne seule qui berçait sa nostalgie sur la voie de la
+ chanteuse. À une autre table, deux hommes en habits sombres
+ discutaient avec une femme habillée tout aussi sévèrement,
+ désignant de temps en temps la scène de leurs regards. La jeune
+ chanteuse termina sa ballade et, après un court silence, la
+ salle applaudit poliment. Drouin se leva pour prendre son tour
+ et remarqua qu'un des hommes ainsi que la femme s'étaient levés.
+ Tandis que cette dernière se dirigeait vers le bar, l'homme s'en
+ alla chercher la chanteuse pour l'inviter à leur table.
+ Peut-être, après tout, aurait-elle sa chance comme lui-même
+ l'avait eue, dix ans plus tôt?</para>
+
+ <para>Tommy était parti prendre un verre. À son retour, Drouin
+ annonça qu'il voulait un accompagnement doux et tranquille pour
+ un poème en alexandrins. Tommy comprit ce qu'il voulait et
+ reprit une gorgée de son verre. Drouin s'avança sur la scène et
+ remarqua que la conversation entre la jeune femme et les deux
+ "hommes d'affaires" semblait s'animer. Subitement, la chanteuse
+ se leva, renversa un verre de bière sur un de ses voisins de
+ table et partit précipitamment. "Il y a des propositions qui
+ restent inacceptables, même pour débuter sa carrière" pensa
+ Drouin, amusé par l'embarras des deux comparses alors que
+ l'autre dame leur jetait un regard courroucé et tentait de
+ rejoindre la jeune femme. Il s'installa devant le micro et
+ laissa sa vue s'habituer progressivement au projecteur braqué
+ sur lui. Il fit alors signe à Tommy de commencer.</para>
+ </section>
+ <section>
+ <para>C'est à ce moment qu'il la remarqua. Elle était assise
+ derrière les deux hommes. Seule. Discrète. Belle... Il n'y
+ avait que la faible lueur d'une chandelle voisine pour éclairer
+ son doux visage. Sa blouse blanche reposait sur de fines
+ épaules et son col se détachait sur un cou gracieux entouré de
+ longs cheveux sombres. Sa peau était claire, d'une blancheur
+ d'albâtre, et la bouche aussi fine que le nez. Mais ce qui
+ l'impressionna le plus, c'était ses yeux. De grands yeux
+ clairs, flamboyants. Drouin sentit monter en lui l'envie de
+ plonger dans l'enfer de ces yeux qui le fixaient, de se perdre
+ dans le puits noir des pupilles qui reflétaient son propre
+ regard. Et il s'y perdit effectivement. Le piano fit sonner
+ ses premiers accords mais pour Drouin, il n'y avait que ces yeux
+ remplis de toutes les étoiles du firmament. Et la musique en
+ faisait partie, comme une servante dévouée à l'intensité de ce
+ regard. Elle venait d'un grand vaisseau voguant sur la crête de
+ la Voie Lacté, entre deux Univers.</para>
+
+ <para>Discrètement, sa muse lui était revenue. Il s'était mis à
+ réciter des vers nouveaux, des vers tels qu'il n'en avait jamais
+ écrits ni lus. Mais Drouin n'était plus sur la scène. Il était
+ quelque part entre le gouffre qui mène au Paradis et le trou
+ noir qui mènent là où naissent les étoiles, toujours dans les
+ yeux de la dame. Les vers se succédèrent, tous magnifiques,
+ versant leurs images, leurs symboles, montant dans un grand
+ crescendo, pour enfin finir tout doucement comme le souffle
+ d'une brise. Il y eut un bref silence. Puis quelqu'un se leva
+ et applaudit. Et la salle lui fit une ovation. Un homme
+ accosta la dame et l'emmena vers la sortie. Drouin revint
+ brusquement à la réalité. Michel, le gérant de l'établissement,
+ venait d'offrir une tournée générale à toute la salle! Mais
+ Drouin ne s'en occupa point et se précipita vers la porte pour
+ suivre la dame aux yeux si beaux.</para>
+
+ <para>Dehors, la bruine s'était arrêtée. Une voiture grise passa
+ devant le café et tourna au coin de la rue. Peut-être était-ce
+ celle de la dame? Il n'en savait rien et décida de rentrer chez
+ lui sans détour. Rendu à sa chambre, il s'installa à son
+ pupitre, face à la fenêtre qui s'ouvrait sur la nuit lumineuse
+ des villes, prit la plume qui l'avait si longtemps accompagné,
+ et écrivit les vers qui allaient le rendre célèbre.</para>
+ </section>
+ <section>
+ <para>Quelques jours plus tard, Paul Drouin avait enfin un nom, un
+ vrai. Les critiques parlaient de lui comme d'un génie de l'art
+ littéraire, un maître de l'art poétique. On allait rééditer
+ cinq mille exemplaires de son dernier recueil. Il avait aussi
+ reçu une fort jolie somme en avance grâce à laquelle il avait pu
+ payer sa chambre pour les trois prochains mois et rembourser ses
+ quelques dettes. Mais la célébrité n'intéressait plus vraiment
+ Drouin. À son retour de la maison d'édition, la veille, il
+ était passé à nouveau par le café <emphasis>Shadow</emphasis>,
+ souhaitant y reconnaître la dame et ses yeux si tendres. À un
+ certain moment, il avait bien cru entrevoir son regard dans un
+ recoin. Mais lorsqu'il s'y était rendu, il n'y avait trouvé
+ personne. Il était alors rentré chez lui et avait écrit une
+ dizaine de nouveaux poèmes, de nouvelles strophes qui aideraient
+ à remplir d'adjectifs pompeux et empesés les pages des
+ critiques. Mais tout ceci ne préoccupait plus Drouin.</para>
+
+ <para>Ces dernières nuits n'avaient pas été reposantes. Les yeux
+ le hantaient de plus en plus, dérangeant son sommeil, ses rêves.
+ Il était sûr de n'avoir pas dormi du tout la nuit précédente.
+ Les yeux étaient là, flottant au-dessus de lui, braises ardentes
+ le fixant, le charmant de l'idée obsédante d'un long voyage.
+ Ils étaient partout, intarissables messagers venus d'ailleurs,
+ lui demandant de les rejoindre, de les suivre pour de bon vers
+ un marécage céleste, quelque part près des étoiles. Cela le
+ troublait, le laissait aussi impuissant qu'un voyageur perdu
+ face aux feux follets.</para>
+ </section>
+ <section>
+ <para>Les yeux l'avaient suivi toute la journée. Il les voyait
+ partout, dans les miroirs et les vitrines, dans chaque recoin et
+ à chaque détour. Il les voyait partout, et toujours ils lui
+ disaient la même chose, toujours ils l'invitaient à les
+ suivre.</para>
+
+ <para>Drouin se rendit au petit café. Il s'assit et commanda.
+ "Du fort s'il te plaît, n'importe quoi mais du très fort"
+ demanda-t-il, appuyant sur les derniers mots. Déjà, les yeux
+ l'assaillaient de toutes part. Il but d'un trait le verre qu'on
+ lui servit et la boisson lui brûla la gorge. "La bouteille!"
+ cria-t-il, déjà légèrement grisé par la fatigue et l'alcool,
+ auquel il n'était pas habitué. Les yeux continuaient de le
+ fixer, curieux de ses manières, invitant dans les leurs. La
+ liqueur arriva et il cala un deuxième verre. Les yeux le
+ regardaient d'un coin de la salle, tranquille dans leur rigidité
+ hypnotique. Un autre verre jeté au fond du gosier et les yeux
+ le fixaient au travers d'une fenêtre. Hop! et hop! deux autres
+ verres. Les yeux l'invitaient de derrière un rideau, dissimulés
+ mais toujours aussi intances. Encore un verre et une longue
+ rasade. Les yeux le séduisaient par delà un miroir. Il fit cul
+ sec et vida sa bouteille. Les yeux l'avaient pris totalement à
+ travers le fond cristallin de son verre.</para>
+
+ <para>Sa volonté, affaiblie par l'alcool, se laissa porter par les
+ courants de l'espace nu qui étaient au fond des yeux. Il
+ traversa le feu phosphorescent de l'iris, frontière du trou noir
+ où il se rendait, là où naissent les étoiles. Des myriades
+ d'étoiles, autant de petites lumières pâles, clignotantes,
+ devenant de par leur nombre une seule et grande lumière, si
+ blanche et si brillante qu'elle éclairait à elle seule toutes
+ les ténèbres, toutes les noirceurs, tous les mensonges. Une
+ lumière si pure qu'elle effaçait toutes les ombres pour ne
+ laisser voir que... la vérité.</para>
+ </section>
+ <section>
+ <para>Drouin reprit ses esprits, soudainement dégrisé par ce qu'il
+ venait de voir. Il se leva d'un bond et partit d'un pas rapide.
+ Ce long voyage n'avait duré qu'un temps mais il n'en avait plus
+ à perdre. Dans la rue, il ne put s'empêcher de courir comme un
+ fou qui croit que la mort est sur ses talons. Il savait qu'il
+ n'en avait pas pour longtemps, que les yeux reviendraient le
+ chercher une ultime fois, sans retour. Il espérait ce moment
+ presqu'autant qu'il le craignait. Mais l'écriture avait été
+ toute sa vie et il devait écrire, ne serait-ce qu'une dernière
+ fois, avant d'aller se reposer à jamais. Drouin savait quoi
+ écrire. Il connaissait ce marécage céleste, il savait ce
+ qu'étaient ses yeux de feux, ce feu, et surtout il savait qu'il
+ ne pourrait pas s'en sortir.</para>
+
+ <para>Rendu à son pupitre, Drouin prit sa plume et se mit à écrire
+ ardemment. Il ne se risqua pas à regarder les étoiles, il
+ savait qu'ils prenaient possession de son firmament, de sa
+ ville, de ses murs, de sa chambre. Il ne restait que lui, son
+ pupitre, sa plume et son écriture. Alors lentement,
+ irrémédiablement, les yeux prirent son pupitre; mais les
+ feuilles continuaient d'être soutenues et Drouin écrivait
+ toujours. Ils prirent sa plume; mais même sans elle, Drouin
+ continuait d'écrire. Ils prirent sa feuille et son écriture
+ mais Drouin continuait d'écrire sans voir ce qu'il écrivait.
+ Ils voulurent alors prendre son esprit. Drouin lutta, il
+ voulait, il désirait à tout prix terminer son poème. Les yeux
+ prirent son passé, ses souvenirs et Drouin écrivait. Ils lui
+ prirent ce qu'il savait, ce qu'il aimait et Drouin écrivait.
+ Puis ils prirent son nom et ce qu'il était. Il ne lui restait
+ plus que son dernier poème et déjà les premiers vers
+ disparaissaient. Il devait finir ce poème mais les mots
+ s'envolaient un à un face à la disparition de sa volonté. Il
+ devait le finir, il devait, il...</para>
+ </section>
+</story>
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